« Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et espaces viennent se croiser. » Michel Foucault
Avec chaque pièce de la série Notre corps ne ment jamais, Mélanie Challe dévoile une double intimité : des corps féminins, presque nus, offerts au regard du visiteur, accompagnés de récits sonores prononcés à la première personne. Elle sublime autant les corps que les personnalités qui s’y incarnent.
Le caractère personnel et unique de chaque témoignage s’avère être immédiatement contredit par les images. Celles-ci, sans être identiques, procèdent d’un même protocole de prise de vue altérant la netteté des contours et entraînant une distorsion des volumes et des proportions. Les corps de femmes semblent irréels, se rapprochant d’entités numériques générées par ordinateur. Les caractéristiques presque cliniques de ces images au cadrage identique, à l’éclairage blanc et artificiel nous rappellent également les mises en scènes froides des affiches et magazines qui présentent les femmes comme des spécimens calibrés et jugés à l’aune de leurs qualités érotiques.
Pourtant, le procédé employé par l’artiste gomme aussi chaque détail sexualisé de ces anatomies, comme pour démentir cette comparaison ou, plutôt, la court-circuiter : n’apparaissent ainsi que des croquis, des épures qui traduiraient simplement une intention, un mouvement. Les figures s’inscrivent sur un format vertical et monumental dépassant l’échelle 1 et sont imprimées par sublimation sur des voilages. L’apparence d’êtres éthérés qu’elles revêtent ainsi les élève presque au rang de divinités ou d’archétype féminin – non plus celui, sexualisé, véhiculé par la société de consommation, mais celui, naturel et sacré, d’une féminité symbolique.
Interrogeant la mémoire du corps d’une façon qui est personnelle à chacune des femmes ayant participé au projet, l’artiste entreprend dans le même temps de mettre en évidence des constantes universelles, rappelant en filigrane les enjeux de l’incarnation et de la définition d’une identité sociale. Certaines poses ou postures, à y regarder de plus près, évoquent des modèles iconographiques anciens. Si l’on se souvient d’abord instantanément des « vénus » du paléolithique supérieur, on peut aussi distinguer d’autres modèles qui traversent toute l’histoire de l’art – peut-être est-ce dû à la technique de prise de vue créant une sorte de sfumato apportant à ces images toute leur dimension picturale. On pense par exemple aux représentations bibliques, celles de la Vierge en particulier, aux évocations de la maternité, aux vénus renaissantes, aux baigneuses classiques ou encore aux images spirites. On retrouve en effet à chaque fois les mêmes traces universelles de la féminité : rondeurs et courbes, mises en avant par des sous-vêtements colorés qui viennent encore appuyer ce que de la prise de vue avait déjà amplifié, déformé.
Comme pour les déjouer, Mélanie Challe explore tous ces stéréotypes qui, strate après strate, font apparaître les liens entre une posture consciente et l’affleurement de l’inconscient, la manière dont se tisse ainsi la connexion à soi. Ici encore, la composition des images appuie cette indivisible dualité en faisant apparaître le contraste entre la planéité des corps, affirmés en surface, et la profondeur du fond, suggérée par cet effet vaporeux et flottant que souligne la légèreté du support.
Marine Rochard
Docteure en histoire de l’art contemporain et commissaire d’expositions